Chuto Dokobunseki

Une guerre contre l’Iran ?

Dr. Alain Gresh
Journaliste au Monde diplomatique
 
(02/22/2008)

Désormais, l’Iran est désigné comme l’ennemi numéro 1 des Etats-Unis. Le 17 octobre 2007, le président Bush déclarait : « Si vous voulez éviter une troisième guerre mondiale, vous devriez être intéressés à empêcher les Iraniens d’avoir le savoir (knowledge) nécessaire à faire une bombe nucléaire. » Empêcher l’Iran d’acquérir « le savoir nécessaire » ? Cette formulation est tellement vague qu’elle peut être utilisée pour justifier n’importe quelle aventure militaire : l’existence de savants nucléaires en Iran serait un prétexte suffisant. Quelques jours après ce discours, l’administration américaine annonçait des nouvelles sanctions, notamment contre des institutions de l’Etat iranien accusées d’aider le terrorisme.

Le 21 octobre, le vice-président Richard Cheney, un faucon notoire, déclarait devant le Washington Institute for Near East Policy, un think-tank proche du lobby pro-Israélien : « Etant donné la nature des dirigeants iraniens, des déclarations de son président et de la crainte que le régime provoque dans toute la région – y compris son implication directe dans la mort d’Américains –, notre pays et l’ensemble de la communauté internationale ne peut reste sans rien faire devant un Etat qui appuie le terrorisme et qui cherche à assouvir ses plus agressives ambitions. Le régime iranien doit savoir que s’il maintient son cap actuel, la communauté internationale est prête à imposer de sérieuses conséquences (to impose serious consequences). Les Etats-Unis se joignent aux autres nations pour envoyer un clair message : “Nous ne permettrons pas à l’Iran d’avoir l’arme nucléaire”. »

Ainsi, après avoir hésité à identifier qui était le « nouvel Hitler » dans la guerre contre le terrorisme lancée après le 11-Septembre – tantôt il dénonçait l’« axe du Mal », tantôt la prolifération des armes de destruction massive, quelques fois le fascisme islamique, parfois un panachage de tous ces ingrédients –, le président Bush s’est enfin décidé : le rôle vedette du « méchant » est désormais attribué à l’Iran et incarné par le président Mohammad Ahmadinejad et ses déclarations provocatrices.

« Notre problème avec le gouvernement iranien ne concerne pas seulement l’Iran, explique M. Nicholas Burns, le sous-secrétaire d’Etat américain , mais ce que fait ce pays dans le Grand Moyen-Orient. Cette région occupe l’essentiel du temps de notre administration et du Congrès (…), et nous devons inscrire l’Iran dans le contexte de ce que nous faisons au Moyen-Orient et dans le monde. Nous pensons que l’Iran est un défi pour notre génération. Ce n’est pas un défi épisodique ou passager, il sera au centre de notre politique étrangère en 2010, en 2012 et probablement en 2020. »

Bien qu’étant un des principaux pays exportateurs de pétrole, l’Iran constitue-t-il vraiment cette hydre patibulaire que dénonce Washington  ? Certes, ses dépenses militaires ont considérablement augmenté depuis le début de la décennie, mais son armée reste sous-équipée. S’il est vrai que l’éclatement de l’Irak a, mécaniquement, augmenté le poids relatif de l’Iran à qui la faute ? L’existence d’un clergé chiite transnational peut être un atout pour Téhéran (certains chiites irakiens ou libanais font allégeance à un ayatollah iranien), mais aussi une faiblesse (l’inverse est vrai et de nombreux chiites iraniens « suivent » un ayatollah irakien ou libanais) ; de plus, le clergé chiite est divisé, notamment sur le principe fondamental du pouvoir iranien actuel, le velayat faghi (gouvernement du docte), qui donne au Guide de la révolution (hier l’ayatollah Khomeiny, aujourd’hui l’ayatollah Khamenei) un pouvoir absolu. Sans même s’attarder sur cette dimension religieuse, la division de la scène politique iranienne n’est pas un facteur de force.

Et l’arme nucléaire ? Dès le début des années 1990, plusieurs rapports américains annonçaient que l’Iran disposerait de la bombe dans les deux ou trois années à venir  ; régulièrement démenties, ces prévisions sont toujours « actualisées » : c’était vrai en 1991, en 1995, en 2000, cela reste vrai aujourd’hui. Pourtant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a répété à plusieurs reprises que, malgré les tentatives de Téhéran d’échapper à certains contrôles, rien ne prouvait l’existence d’un programme militaire iranien.

Supposons même que ce pays se dote demain de l’arme nucléaire, que se passerait-il ? Interrogé en janvier 2007, le président français Jacques Chirac faisait un constat d’évidence, qui devait provoquer quelques controverses et une mise au point embarrassée : « Où l’Iran enverrait-il cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait 200 mètres dans l’atmosphère que Téhéran sera rasée. (…) Si l’Iran possédait une bombe nucléaire et si elle était lancée, elle serait immédiatement détruite avant de quitter le ciel iranien. Il y aurait inévitablement des mesures de rétorsion et de coercition. C’est tout le système de la dissuasion nucléaire . »  En revanche, comme le soulignait le président français, la possession par l’Iran de l’arme nucléaire accélérerait la prolifération dans la région. Déjà, les pays du Conseil de coopération du Golfe et l’Egypte ont annoncé leur volonté de développer l’énergie nucléaire civile. L’objectif d’un Proche-Orient débarrassé de l’arme nucléaire devrait rester une priorité, à condition, bien évidemment, d’y inclure tous les pays, y compris Israël qui fut le premier Etat à introduire l’arme nucléaire dans la région.

Aux Etats-Unis, pourtant, règne une vision manichéenne. Le pouvoir iranien, comme hier celui de Gamal Abdel Nasser ou de Saddam Hussein, est qualifié d’irrationnel : auprès du président Mahmoud Ahmadinejad, le concept de dissuasion ne saurait fonctionner. Ainsi a-t-on entendu l’universitaire Bernard Lewis, qui a servi de caution « orientaliste » à l’intervention américaine en Irak, annoncer le plus sérieusement du monde que Téhéran s’apprêtait à lancer une bombe atomique (qu’il n’a pas ! ) sur Israël le 22 août 2006 car ce jour correspond, dans le calendrier musulman, au voyage que fit le prophète Mohammed à Jérusalem puis au ciel et que le président iranien pense que l’apocalypse accélérera le retour de « l’imam caché  ». « Cela pourrait bien, écrivait Lewis, être une date appropriée pour la destruction apocalyptique de l’Etat d’Israël et, si nécessaire, du monde. Il est loin d’être acquis que M. Ahmadinejad prévoit de tels cataclysmes pour le 22 août. Mais il serait sage de garder cette possibilité en tête . » Ce type de délire est largement répandu à Washington où, depuis la révolution islamique, l’hostilité à l’Iran est viscérale.

Cette phobie se traduit, on l’a vu, par un discours de plus en plus agressif de la Maison Blanche, mais aussi de la plupart des candidats à l’élection présidentielle américaine, démocrates et républicains , à l’égard de l’Iran, accusé d’être derrière la « subversion » en Irak comme en Afghanistan. Cette analyse a été reprise par Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères : l’Iran fait « tout » en Irak, transformant ce pays en territoire d’exercice « rêvé  ».  Et Paris se distingue désormais de ses partenaires européens par ses positions jusqu’auboutistes, réclamant contre Téhéran plus de sanctions unilatérales, en dehors du cadre des Nations unies, et s’alignant sur Washington au moment même où chacun peut mesurer non seulement l’échec de la guerre américaine contre le terrorisme, mais aussi ses terribles conséquences pour la stabilité de la région.  

Dans le cadre de sa stratégie, Washington a intensifié son aide aux « minorités », kurdes, arabes, azéries et baloutches . La fragmentation irakienne va-t-elle s’étendre à l’Iran ?  Cette politique n’est pas sans susciter de surprenantes contorsions. Ainsi, alors que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc est inscrit sur la liste des organisations terroristes, une délégation du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK, Iran), organisation sœur du PKK en Iran, conduite par son leader Rahman Haj-Ahmadi était reçue à Washington en août 2007  !

Ce n’est pas la seule contradiction de la stratégie anti-iranienne que tente de mettre sur pied la Maison Blanche avec la création d’un front commun enrôlant les pays modérés du Golfe, l’Egypte, la Jordanie et Israël contre l’Iran – et au renforcement duquel aurait dû contribuer la conférence d’Annapolis sur la paix israélo-palestinienne. Washington a ainsi, directement ou indirectement, intensifié l’aide à des groupes fondamentalistes sunnites, y compris à des extrémistes proches d’Al-Qaida pour lutter contre les chiites .

A moins d’un an de l’élection présidentielle américaine, le risque est grand de voir le George W. Bush tenté par une fuite en avant, par une opération militaire contre l’Iran qui effacerait ses déboires en Irak. A l’automne 2006, au terme de quatre années passées comme ambassadeur d’Israël à Washington, M. Dani Ayalon était interrogé pour savoir si un président aussi impopulaire pouvait prendre une telle décision : « Oui, je le crois. Vous devez connaître l’homme. J’étais privilégié et je le considère comme un ami personnel. Les gens qui le connaissent savent qu’il est très déterminé. Il est sûr de la suprématie morale des démocraties sur les dictatures. (…) Pour lui, les ayatollahs avec des bombes nucléaires, c’est une combinaison intolérable qui menace l’ordre du monde, c’est pour cela qu’il ne laissera pas cela arriver . »


   JIME Center.All rights reserved.