Le sommet d’Annapolis, le 27 novembre 2007, est terminé. Le président américain George W. Bush s’est félicité du résultat, de la « relance » des négociations de paix qui devraient déboucher, selon la déclaration commune israélo-palestinienne, sur une solution d’ici fin 2008. Pourtant, sur tous les grands dossiers en suspens – frontières du futur Etat palestinien ; colonies ; Jérusalem ; sort des réfugiés palestiniens –, le fossé entre Mahmoud Abbas et Ehud Olmert est abyssal. Et la plupart des observateurs rappellent, avec scepticisme, que « la feuille de route » de 2003, qui sert de référence principale à la déclaration d’Annapolis, prévoyait la création d’un Etat palestinien en 2005 !
En revanche, le président Bush a un motif plus important, de satisfaction : la participation de l’ensemble des pays arabes, y compris la Syrie. Rappelons que la réunion d’Annapolis s’inscrivait dans une stratégie clairement proclamée depuis plusieurs mois par l’administration américaine : jeter les bases de la création d’un grand front des « modérés » arabes et d’Israël pour faire face au péril iranien et à la montée du chiisme. Comme le remarque Shmuel Rosner un commentateur israélien dans le quotidien Haaretz « Le timing de la conférence est important. (...) C’est l’année où Bush doit prendre une décision importante concernant Israël : s’il faut empêcher l’Iran pour tous les moyens nécessaires d’acquérir l’arme nucléaire ».
Tous ces efforts diplomatiques de ces dernières semaines confirment une donnée essentielle : le « grand Moyen-Orient » est devenu, pour les Etats-Unis, le champ principal de leur action internationale.
« Il y a dix ans, l’Europe était l’épicentre de la politique étrangère américaine. D’avril 1917, quand Woodrow Wilson envoya un million d’hommes sur le front occidental jusqu’à l’intervention du président Clinton au Kosovo en 1999. pendant l’essentiel du XXe siècle, l’Europe fut notre préoccupation première, vitale. (…) Désormais, tout a changé. (…) Le Proche-Orient occupe pour le président Bush, pour la secrétaire d’Etat Rice, et il occupera pour leurs successeurs la place que tenait l’Europe auprès des différentes administrations durant le XXe siècle. » Ainsi s’exprimait le 11 avril 2007 M. Nicholas Burns, le sous-secrétaire d’Etat américain, confirmant ce rôle prépondérant de la région dans la politique américaine .
Comme l’a martelé le président Bush, « ce qui se joue à travers le grand Moyen-Orient est plus qu’un conflit militaire. C’est la guerre idéologique décisive de notre temps. D’un côté, il y a ceux qui croient en la liberté et en la modération ; de l’autre, les extrémistes qui tuent des innocents et ont proclamé leur intention de détruire notre mode de vie . »
Depuis le 11-Septembre, le « grand Moyen-Orient » – une région aux contours flous, qui s’étend du Pakistan au Maroc en passant par la corne de l’Afrique – est devenu le terrain principal de déploiement de la puissance américaine, le champ de bataille décisif, voire unique, de ce que la Maison Blanche qualifie de conflit mondial. En raison de ses ressources pétrolières, de sa place stratégique, de la présence d’Israël, la zone a toujours figuré parmi les priorités des Etats-Unis, notamment depuis 1956 et l’effacement progressif de la France et du Royaume-Uni. Désormais, comme l’explique Philippe Droz-Vincent dans une subtile analyse du « moment américain » au Moyen-Orient, cette région a remplacé l’Amérique latine comme « arrière-cour immédiate » des Etats-Unis. Avec une dimension supplémentaire que n’avait jamais eue le sous-continent américain, celle de champ de bataille vital d’une troisième guerre mondiale.
Et le paysage en a été bouleversé. C’était sans aucun doute l’objectif des stratèges du Pentagone et des néoconservateurs, mais on peut douter que les résultats soient conformes à leurs rêves de remodeler la région pour y asseoir durablement leur emprise – comme l’avaient fait les dirigeants français et britanniques après la première guerre mondiale.
Ce « grand Moyen-Orient » s’est transformé en une « zone de guerres à outrance », marquée par le nombre de ses conflits sanglants et leur simultanéité – et, aussi, par la participation directe des armées occidentales. L’Afghanistan s’enfonce dans le chaos tandis que les troupes américaines et celles de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) s’y enlisent. L’Irak connaît à la fois une résistance à une occupation étrangère et des affrontements confessionnels et inter-ethniques qui ont fait des centaines de milliers de victimes – plus, selon certains observateurs, que le génocide rwandais – et ouvert des plaies qu’il sera difficile de refermer. Le Liban s’est installé dans une guerre civile silencieuse qui met aux prises le gouvernement de M. Fouad Siniora et l’opposition regroupée autour du Hezbollah et du Courant patriotique libre du général Michel Aoun. L’affrontement avec Israël peut reprendre à tout moment, malgré la présence d’importants contingents de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). En Palestine, la colonisation et la répression ont accéléré non seulement le fractionnement du territoire mais aussi le délitement de la société et l’éclatement, peut-être irréversible, du mouvement national. Depuis l’intervention éthiopienne de décembre 2006 soutenue par Washington, la Somalie a conquis le titre douteux de « nouveau front de la guerre contre le terrorisme ». Et l’on pourrait évoquer le Darfour, les tensions au Pakistan, la « menace terroriste » au Maghreb ou la possibilité d’un nouveau choc entre la Syrie et Israël.
Ces conflits, qui ont chacun une histoire propre et des causes locales, s’inscrivent désormais dans une vision américaine qui leur donne un « sens ». Du temps de la guerre froide, les Etats-Unis (comme l’Union soviétique) percevaient chaque crise à travers le prisme de la confrontation entre l’Est et l’Ouest. Ainsi, le Nicaragua des années 1970 et1980 n’était pas le terrain d’une lutte du Front sandiniste contre une dictature brutale afin de construire une société plus juste, mais un pays risquant de basculer du côté de l’empire du Mal , l’URSS – interprétation que le peuple nicaraguayen a payé de dix ans de guerres et de destructions. Pour Washington, il n’y a plus de problème palestinien, de crise de l’Etat somalien ou de déséquilibre confessionnel au Liban, mais un affrontement mondial entre le Bien et le Mal. En miroir, ce discours nourrit celui d’Al-Qaida d’une guerre toujours recommencée contre « les Croisés et les juifs ».
Cette dichotomie simplificatrice a fini par devenir, en partie, une prophétie autoréalisatrice ; et elle est instrumentalisée par les acteurs locaux pour renforcer leurs positions. L’exemple de la Somalie est à cet égard éclairant : le gouvernement fédéral transitoire somalien, composé de chefs de guerre corrompus et incompétents, a « vendu » à la Maison Blanche l’idée que le pays était devenu un champ d’action du « terrorisme international ». Washington a donc encouragé l’intervention militaire d’Addis-Abeba pour se débarrasser des Tribunaux islamiques qui s’étaient emparés de Mogadiscio six mois auparavant. Les dynamiques internes ont été négligées au profit d’analyses globalisantes. Et cette invasion d’un pays musulman par l’Ethiopie, pays chrétien rappelons-le, donne du crédit aux groupes islamistes les plus radicaux .
Autre exemple, celui du Liban, Etat fragile, qui repose sur une alchimie confessionnelle subtile. En appuyant sans nuance un camp et la moitié du pays contre l’autre, le gouvernement américain – et, dans une moindre mesure, le français – rendent plus difficile toute solution locale. Mais la crise a une autre dimension internationale, qui complique toute issue politique. Quelques jours avant l’échéance pour élire le nouveau président qui remplacera Emile Lahoud, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice expliquait : « Je pense que l’on parle beaucoup de compromis en ce moment, il y a beaucoup de discussions. C’est bien, mais n’importe lequel des candidats pour la présidence ou tout président doit être engagé à l’indépendance et à la souveraineté du Liban, accepter les résolutions que le Liban a signé et mettre en oeuvre les engagements concernant le tribunal » chargé de juger les assassins du premier ministre libanais Rafic Hariri. En d’autres termes, et comme l’ont souligné les médias libanais, « nous refusons tout compromis ». Il semble, toutefois, que cette position se soit infléchie à la fin du mois de novembre 2007, avec la participation de Damas à la conférence d’Annapolis et la perspective d’un consensus autour de l’élection du chef de l’armée le général Michel Sleimane à la présidence. Cela prélude-t-il à un rapprochement stratégique entre la Syrie et les Etats-Unis ? Cela semble peu probable, même si Washington espère desserrer l’alliance stratégique entre Damas et Téhéran.
Si les guerres sont multiples dans le Grand Moyen-Orient, mille et un liens se tissent désormais entre elles. Armes, hommes, techniques, traversent des frontières de plus en plus poreuses, parfois dans le sillage des centaines de milliers de réfugiés poussés à l’exil par la férocité des combats. Ainsi, en Afghanistan, se répandent depuis deux ans des formes de lutte qui ont vu le jour en Irak, notamment les attentats-suicides (inconnus pendant l’occupation soviétique) – on retrouve ces mêmes méthodes maintenant en Algérie – ou l’usage des bombes IED (improvised explosive devices) contre les transports de troupes. Dans le camp de Nahr El-Bared, au Liban, des centaines de combattants, dont de nombreux étrangers ayant fait leur classe en Irak, ont tenu tête pendant plus de trois mois à l’armée libanaise. Des milliers de combattants arabes (notamment saoudiens et libyens), pakistanais, originaires d’Asie centrale (notamment d’Ouzbékistan), formés en Irak essaiment désormais – rappelons que, après la guerre menée contre les Soviétiques en Afghanistan, d’autres combattants formés par les services américains et pakistanais avaient rejoint des groupes terroristes en Egypte, en Algérie ou ailleurs et constitué les gros bataillons d’Al-Qaida. Ces guerres ont, par ailleurs, alimenté un juteux trafic : certaines armes données aux forces de sécurité irakiennes se retrouvent ainsi aux mains de criminels en Turquie …
Autre aspect nouveau de la situation régionale, la présence massive de troupes occidentales : en Irak (170 000 Américains, et un peu moins de 10 000 représentants d’autres Etats), en Afghanistan (50 000 dont la moitié d’Américains), au Liban (environ 13 000 hommes, dont la moitié d’Européens, même si, dans ce pays, ces soldats sont placés sous mandat des Nations unies). Il faut y ajouter, les « privés » – 20 000 Américains et 40 000 étrangers en Irak, un nombre indéterminé en Afghanistan –, dont le comportement de « cow-boys » (et l’impunité dont ils jouissent) aboutit à des « bavures » comme on l’a vu en Irak avec le cas de la société américaine Blackwater. Depuis les indépendances, et à l’exception de la période 1990-1991 (guerre contre l’Irak), jamais autant de soldats « mécréants » n’avaient été présents au Proche-Orient. Cette présence ravive partout la mémoire de l’époque coloniale, d’autant plus fortement que les « bavures » de guerre se multiplient : l’usage massif de l’aviation, pour limiter les pertes américaines ou de l’OTAN a ainsi contribué à un retournement d’une partie de la population afghane et au renforcement des taliban. Ahmed Rashid, un journaliste pakistanais favorable à un engagement soutenu des Occidentaux dans ce ays, explique toutefois : « Par ses frappes aériennes, l’OTAN s’est aliéné le sud de l’Afghanistan et elle a totalement modifié la situation. Elle cherchait naturellement à protéger ses propres soldats, mais elle a désormais besoin de troupes supplémentaires au sol. Si l’OTAN poursuit sa politique de raids aériens durant toute l’année 2007, elle perdra la guerre contre les talibans . » Le président afghan Hamid Karzai, réagissant au nombre de civils tués dans des opérations aériennes et terrestres des Etats-Unis, a déclaré, le 2 mai 2007, que son gouvernement « ne pouvait plus longtemps accepter » ces pertes. Le 8 mai, la chambre haute du parlement afghan a adopté une résolution appelant à un cessez-le-feu et à des négociations. En Irak, l’utilisation massive de l’aviation a réveillé les anciens souvenirs de la guerre britannique contre l’insurrection populaire du début des années 1920 quand, pour une des premières fois dans l’histoire, l’aviation fut massivement utilisée .
Dans ce contexte, les Etats de la région, déjà affaiblis par des décennies de dictature et de corruption, voient leur rôle amoindri. Dans certains cas, ils ont purement et simplement disparu, comme en Afghanistan. En Irak, la désagrégation actuelle n’est pas seulement le résultat de la guerre, mais aussi de près de treize ans d’embargo (1990-2003) qui ont vidé l’Etat de sa substance. C’est à l’époque que l’influence salafiste sunnite a commencé à se renforcer dans le pays, notamment à travers les routes clandestines avec la Jordanie, par lesquelles passaient non seulement de la nourriture et des médicaments, mais aussi des armes et des idées radicales . Aucun pays voisin – ni l’Arabie saoudite, ni l’Iran, ni la Turquie, ni la Syrie – ne peut rester indifférent à une instabilité à ses frontières : chacun, pour ses propres intérêts, y intervient donc directement ou indirectement. Au Liban, les tentatives de reconstruction d’un pouvoir central ont fait long feu. En Palestine, l’Autorité ne survit que grâce à une aide militaire et économique étrangère et à l’appui du gouvernement israélien. Des territoires entiers, du Kurdistan irakien à Gaza, s’autonomisent, avivant d’autres aspirations indépendantistes, des Kurdes de Turquie aux Baloutches d’Iran et du Pakistan. Cette dérive met aussi en lumière les contradictions de la stratégie de la Maison Blanche ; ainsi, elle a aidé à la consolidation de l’autonomie du Kurdistan irakien, région qui sert de base arrière aux rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui combat le gouvernement turc allié des Etats-Unis !
Jamais le rôle des groupes armés n’a été aussi important, rendant plus complexe toute négociation. En Afghanistan comme en Irak ou en Somalie, ce sont eux qui mènent la danse. Au Liban, c’est le Hezbollah ; à Gaza, le Hamas est désormais maître du terrain. Ces organisations font preuve d’une efficacité redoutable. En Irak, elles mettent en échec la principale armée occidentale et en Afghanistan, l’OTAN est incapable de les réduire. Au Liban, le Hezbollah a non seulement résisté pendant trente-trois jours à l’intervention israélienne, mais il a changé les règles du jeu : pour la première fois depuis 1948-1949, une partie importante de la population israélienne a été contrainte d’abandonner ses foyers. Même le Hamas, confiné à Gaza, est capable de frapper une ville israélienne comme Sdérot . L’utilisation d’armements, rudimentaires mais efficaces et facilement remplaçables (IED, fusées Qassam, armes antichar, etc.), trace les bornes de la puissance américaine et israélienne. Zeev Schiff, le chroniqueur miliaire, récemment disparu, du quotidien israélien Haaretz, dressait un constat réaliste : « Même si nous déclarons des dizaines de fois que le Hamas est sous pression et qu’il veut un cessez-le-feu, cela ne supprimera pas le fait que, dans la bataille de Sderot, Israël a été effectivement battu. (...) Israël a vécu à Sderot quelque chose qu’il n’avait jamais vécu depuis la guerre d’indépendance, et peut-être jamais : l’ennemi est arrivé à réduire au silence une ville entière et y a stoppé toute vie normale . »
L’impasse politique en Palestine, la dislocation des Etats, les interventions militaires successives des Etats-Unis favorisent un désespoir suicidaire et apportent des arguments à la surenchère extrémiste d’Al-Qaida. A la suite de l’enlèvement à Gaza de deux journalistes de la chaîne américaine FoxNews par un groupe jusque-là inconnu, le quotidien saoudien Al-Watan a publié le 31 août 2006 un article sur la « troisième génération » de militants islamistes qui émerge en Palestine et qui conteste désormais le Hamas et le Djihad islamique. L’auteur la caractérise ainsi : elle n’a pas de base de masse ; elle rejette tout compromis ; elle ne se sent pas liée par les règles du jeu politique ; elle ne vise pas seulement les Israéliens ; ses revendications ne se limitent pas à la Palestine. Que des groupes se réclamant d’Al-Qaida puissent se développer en Irak et en Afghanistan, essaimer dans les camps palestiniens du Liban, s’implanter au Maghreb ou en Somalie confirme la pression d’une idéologie extrémiste à l’heure où les frontières régionales se fissurent.
Le nationalisme qui avait structuré la région depuis la première guerre mondiale est désormais contesté par la résurgence des identités ethnico-religieuses – résurgence que Washington encourage, par inconscience ou par calcul. Le général David Petraeus, l’actuel commandant en chef des troupes américaines en Irak, était à la tête de la 101e division aéroportée qui prit Mossoul en 2003. Une de ses premières décisions fut de créer un conseil élu au vote censitaire pour représenter la ville : on installa des urnes séparées pour les Kurdes, les Arabes, les Turkmènes, les chrétiens, etc. Les « Irakiens » avaient disparu. Cette réduction de la région à une mosaïque de « minorités » domine toute la politique américaine ; elle pousse chacun à s’identifier à sa communauté, au détriment de toute appartenance nationale (ou autre ), ébranle l’intégrité des Etats et débouche sur des conflits sans fin : en Irak aujourd’hui, en Syrie ou en Iran demain ? Elle encourage aussi toutes les ingérences étrangères, régionales ou internationales, chacun manipulant les acteurs locaux au profit de ses intérêts propres. Israël joua d’ailleurs, dès les années 1980, un rôle majeur dans l’élaboration de cette stratégie .
Durant le premier mandat du président Bush, les néoconservateurs n’hésitaient pas à prôner une stratégie d’« instabilité constructive » au Proche-Orient . « Ce nous voyons ici, ce sont les douleurs de l’enfantement d’un nouveau Proche-Orient et, quoi que nous fassions, nous devons être sûrs que nous œuvrons pour aller de l’avant vers ce nouveau Proche-Orient, et non pour retourner à l’ancien Proche-Orient », osait encore affirmer Mme Condoleezza Rice durant la guerre de l’été 2006 au Liban, alors que ce pays s’effondrait sous les bombes de l’aviation israélienne. Si le cynisme d’une telle déclaration avait, à l’époque, suscité quelques commentaires acerbes, en un certain sens, la secrétaire d’Etat américaine avait raison : ce qui, depuis le 11-Septembre, vient au monde sous nos yeux, c’est bien un « nouveau Proche-Orient », qui non seulement ne ressemble en rien à ce qu’avaient imaginé les responsables américains mais devient un facteur d’instabilité majeur et durable de toute la politique mondiale.
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