Cinq ans et quelques mois après les attentats du 11-Septembre, le bilan de « la guerre contre le terrorisme » lancée par l’administration du président Bush paraît très sombre au Moyen-Orient. Depuis le début de l’année 2006, les combats font rage en Afghanistan, le nombre de tués ne cesse d’augmenter, l’influence des talibans s’étend et l’aviation américaine a dû effectuer plus de 2 000 sorties dans les six derniers mois. En Irak, la situation est encore plus préoccupante : non seulement le chiffre des victimes civiles se situerait, depuis le printemps 2003, entre 150 000 et 650 000 selon les estimations, mais le pays s’enfonce dans la guerre civile et son éclatement devient une perspective probable. Troisième front de la guerre contre le terrorisme selon le président Bush, le Liban a été détruit par la guerre des 33 jours des mois de juillet-août 2006 et les clivages internes se sont aggravés, la perspective d’une nouvelle guerre civile n’est plus écartée. Enfin, en Palestine, malgré un fragile cessez-le-feu à Gaza, la situation se détériore également : non seulement aucune avancée vers un règlement politique n’a été effectuée depuis quatre ans, mais le mouvement islamiste Hamas, dénoncé par les Etats-Unis et l’Union européenne comme « terroriste » a gagné les élections démocratiques de janvier 2006. La perspective de création d’un Etat palestinien est désormais sérieusement mise en cause avec l’édification du mur de séparation, la poursuite de la colonisation et la « conquête » de Jérusalem dont la « judaïsation » avance à grands pas. A ces grandes crises, il faut ajouter le dossier du nucléaire iranien, qui ne paraît pas en voie de solution.
Mais la région ne se caractérise pas seulement par l’extension du domaine des guerres. Mille et un liens tissent désormais chacun de ces conflits. Ainsi, le développement des attentats-suicide en Afghanistan (inconnus pendant la longue guerre contre la présence soviétique) est la conséquence directe de l’expérience de l’Irak où se forment désormais des milliers de combattants du djihad. L’affrontement entre milices chiites et sunnites en Irak a contribué à creuser le fossé entre les deux communautés dans toute la région, mais particulièrement au Liban. Les ingérences iraniennes au Liban sont la réponse aux pressions exercées par les Etats-Unis et la France sur le dossier nucléaire. La guerre des 33 jours menée par Israël contre le Liban était un élément pour préparer une éventuelle intervention miliaire contre l’Iran, en privant Téhéran d’un de ses moyens de riposte contre Israël. Enfin, la crise israélo-palestinienne exacerbe l’indignation des peuples de la région, qui soutiennent toutes les formes de résistance contre la politique israélo-américaine, notamment celle du Hezbollah..
L’affirmation de la puissance iranienne est le résultat direct de la guerre en Irak. En éliminant deux de ses rivaux, le régime de Saddam Hussein et celui des talibans, les Etats-Unis ont favorisé un « déséquilibre » régional. L’Iran inquiète d’autant plus ses voisins sunnites que ceux-ci craignent désormais la création d’un « croissant chiite » qui irait du Liban à l’Iran en passant par l’Irak et la Syrie et qui rallierait les minorités chiites du Golfe. La rhétorique anti-américaine et anti-israélienne du président Ahmadinejad rencontre un immense écho dans toute la région, y compris parmi les populations sunnites, qui voient dans le président iranien le champion de la lutte contre l’hégémonie américaine, alors que leur propre gouvernement ne font rien pour aider les Palestiniens.
Un autre élément du « nouveau paysage » moyen-oriental est la multiplication des acteurs non étatiques : sans même parler d’Al-Qaida et de ses différentes succursales, le rôle des groupes armés en Afghanistan, en Irak, au Liban et en Palestine rend toute solution plus politique plus complexe que s’il s’agissait de négocier avec des Etats. De plus, et la situation à Gaza comme au Liban le prouve, la possession par ces groupes de roquettes ou de « fusées » permet aussi de mettre en cause les rapports de force militaires : ainsi, pendant un mois, et pour la première fois depuis la guerre de 1948-1949, une fraction importante de la population israélienne a dû abandonner ses foyers ou vivre dans des abris, une partie du pays étant totalement paralysée.
Enfin, dernière caractéristique de la situation régionale, la perte de crédibilité des Etats-Unis, y compris auprès de leurs plus proches alliés (à l’exception d’Israël). Alors que le président Bush a encore deux années devant lui, montent les interrogations de l’Arabie saoudite, de l’Egypte et de la Jordanie à l’égard d’une administration qui ne semble plus maîtriser la situation.
Pour bien mesurer le sens de ce bilan de cinq années d’interventionnisme américain, il faut revenir sur les principes de la politique de Washington au Proche-Orient. Mais avant d’aborder cet aspect, il faut dire un mot sur la fin de la guerre froide. La disparition de « l’empire du mal » ébranla les fondements mêmes de la vision du monde américaine. Une fraction de la droite conservatrice, très liée à Israël, et qui s’était opposée à la détente avec l’URSS depuis les années 1970 et même à toute entente avec M. Mikhaïl Gorbatchev, chercha, après la chute de l’URSS, « un nouvel ennemi stratégique ». Elle annonça que les Etats-Unis, bien que sans rival, étaient désormais menacés par des forces obscures, encore plus dangereuses que le communisme : le terrorisme, les Etats-voyous, les armes de destruction massive.
Cette vision « rencontra » celle d’autres penseurs. En 1993, l’Américain Samuel Huntington popularisa le « choc des civilisations ». « Mon hypothèse, écrivait le professeur américain, est que dans le monde nouveau, les conflits n’auront pas essentiellement pour origine l’idéologie ou l’économie. Les grandes causes de divisions de l’humanité et les principales sources de conflits seront culturelles. Les Etats-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes appartenant à des civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale. » De plus en plus d’intellectuels et de journalistes diagnostiquèrent la montée en puissance d’un nouvel adversaire, l’islam, disposant à la fois d’une « idéologie forte » et d’une base potentielle de plus d’un milliard d’êtres humains. Mais, malgré tous les efforts, il était bien difficile de convaincre public et décideur que quelques milliers de fanatiques étaient aussi dangereux que l’Union soviétique ou que l’Allemagne nazie.
Il fallut attendre l’arrivée à la Maison Blanche du président George W. Bush et de son équipe – parmi laquelle l’influence de ceux que l’on appelle les néo-conservateurs, « faucons » proches de la droite israélienne était puissante –, puis les attentats contre New York et Washington, le 11 septembre 2001, pour voir cette vision devenir celle officielle des Etats-Unis. Depuis cette date, le credo de l’administration est que les Etats-Unis sont entrés dans une « troisième guerre mondiale », une guerre de longue haleine, une guerre sans fin, du même type que celle qu’ils ont gagnée contre le nazisme et le communisme. Ils doivent écraser le « terrorisme islamique » (ou le « fascisme islamique ») et pour cela il faut mobiliser tous les moyens nécessaires sur le plan interne – en remettant en cause certaines libertés fondamentales – et sur le plan externe, notamment à travers les « guerres préventives »,
Le champ essentiel de cette nouvelle guerre allait être le Moyen-Orient. Traditionnellement, les deux principes essentiels de la politique de Washington dans la région étaient (et sont restés), de garantir le flux « libre » du pétrole ; d’assurer la sécurité de l’Etat d’Israël. L’administration Bush allait pourtant infléchir les lignes traditionnelles de cette politique.
Deux documents permettent de comprendre l’arrière-plan idéologique qui allait donner sa cohérence à la politique de l’administration américaine. Le premier date… 1996 et a été rédigé par Richard Perle (avec plusieurs autres juifs américains qui devaient jouer un rôle important dans la première équipe de Bush fils, notamment Douglas Faith, David Wurmser, Charles Fairbanks, etc.) pour… le nouveau gouvernement Netannyahou, qui venait de remporter les élections contre Shimon Pérès. Intitulé A Clean Break : A New Strategy for securing the realm , Parmi les principales propositions : le rejet du principe « la paix contre les territoires », qui servait de base aux accords d’Oslo ; la recommandation d’incursions armées dans les territoires autonomes palestiniens – mais aussi au Liban, en Syrie, voire en Iran ; le renversement de Saddam Hussein. Le second texte a été publié par le Project for a New American Century . Cette fondation néo-conservatrice au nom significatif est née en 1997. Ses membres les plus influents joueront un rôle clef dans l’administration Bush . En septembre 2000, elle publie un rapport intitulé Rebuilding America’s Defenses : Strategies, Forces and Ressources for a New Century, qui préconise une nouvelle stratégie pour le monde de l’après-guerre froide fondée sur le maintien de la domination mondiale des Etats-Unis, sur l’usage de la force militaire – d’où la demande d’une augmentation du budget militaire –, et un interventionnisme accru – la fondation appellera très tôt au renversement du régime de Saddam Hussein. C’est alors que l’on commence à parler de « guerre préventive ».
Ce bellicisme s’accompagne d’une « rupture » avec la politique de « stabilité » du Moyen-Orient défendue jusque-là par les administrations américaines.. Désormais, l’administration parle ouvertement de changement de régimes. L’instabilité constructive semble devenir le maître mot au Proche-Orient.
M. Robert Satloff, un des piliers du Washington Institute for Near East Policy, un think-tank influent du lobby pro-Israël, appelle cette stratégie l’« instabilité constructive » et constate que, « historiquement », la recherche de la stabilité a été un trait caractéristique de la politique proche-orientale des Etats-Unis. « Dans d’autres régions du monde, les stratèges américains débattaient de la pertinence de la stabilité, mais George W. Bush a été le premier président à considérer que la stabilité en tant que telle était un obstacle à l’avancement des intérêts américains au Proche-Orient. (...) Les Etats-Unis ont employé un éventail de mesures coercitives ou non coercitives, allant de l’usage de la force militaire pour changer les régimes en Afghanistan et en Irak, en passant par une politique de la carotte et du bâton (...) pour isoler Yasser Arafat et encourager une nouvelle et pacifique direction palestinienne, jusqu’aux encouragements courtois à l’Egypte et à l’Arabie saoudite pour les engager sur la voie des réformes . » Et, effectivement, des pressions certaines seront exercées sur les régimes « amis » pour qu’ils se réforment, même si la vitrine du nouveau Moyen-Orient devait être l’Irak.
L’échec de cette politique semble clair, non seulement à tous ceux qui s’étaient opposés à la guerre en Irak, mais même à la majorité du peuple américain et même à une partie importante de ses élites. Il a amené aussi un débat sans précédent sur le rôle du lobby pro-israélien.
A la mi-mars 2006, le site de l’université John F. Kennedy de Harvard, mettait en ligne une étude de plus de 80 pages intitulée « The Israel Lobby and U. S. Foreign Policy » réalisée par deux spécialistes de sciences politiques, John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt . La thèse des auteurs n’est pas nouvelle : au détriment de ses propres intérêts et de ceux de nombreux pays alliés, les Etats-Unis soutiennent la politique israélienne pour des raisons de politique intérieure. Ce qui rend l’étude originale, c’est qu’elle a été rédigée par des universitaires jusque-là peu engagés dans les polémiques sur le Proche-Orient et jouissant d’un grand prestige. D’autre part, leur travail détaille de manière accablante la manière dont le lobby pro-israélien – les auteurs expliquent qu’il ne s’agit en aucun cas d’un « lobby juif », compte tenu du poids qu’y occupent les chrétiens fondamentalistes et du fait que de nombreux juifs américains sont opposés à sa stratégie – travaille concrètement et fait pression, notamment sur le Congrès, pour obtenir des textes et des résolutions parfois hallucinants.
Comme il fallait s’y attendre, on a assisté à quelques tentatives pour dénoncer l’« antisémitisme » de ce texte, voire de leurs auteurs, afin d’empêcher toute discussion, Mais le texte a provoqué un début de débat, non seulement aux Etats-Unis, mais même en Israël. Ainsi, Daniel Levy, un ancien conseiller de M. Ehud Barak a pu déclarer que cette étude met en lumière l’impossibilité de toute discussion sérieuse à Washington sur la politique israélienne (Haaretz, Tel-Aviv, 25 mars 2006). Aux Etats-Unis, quelques commentateurs se sont félicités de la publication. Et Tony Judt, dans le New York Times du 8 juin 2006, note : « Les dégâts faits par la peur de l’antisémitisme quand on discute de l’Etat d’Israël est triple. C’est mauvais pour les juifs : l’antisémitisme est suffisamment réel (…) et il ne doit pas être confondu avec la critique politique d’Israël ou de ses appui américains. C’est mauvais pour Israël : en garantissant un appui inconditionnel, les Etats-Unis encouragent ce pays à agir sans tenir compte des conséquences. (…) Mais, plus que tout, cette autocensure est néfaste pour les Etats-Unis eux-mêmes . » Pourtant, à suivre l’appui sans réserve de Washington à l’invasion de Gaza et à l’attaque contre le Liban, on mesure à quel point le chemin sera long pour un débat libre. Plus étonnant peut paraître la critique de Noam Chomsky ou de Joseph Massaad, professeur associé à l’université de Columbia et membre du comité de rédaction de Journal of Palestine Studies. Tout en saluant le courage des auteurs, ils posent une question : en quoi la politique américaine serait-elle différente si le lobby n’existait pas ? Joseph Massad, qui a subi les persécutions du lobby sur son campus universitaire, explique que les Etats-Unis, dans le monde arabe comme ailleurs « sont opposés aux intérêts de la plupart des peuples dans ces régions et ne sont favorables qu’à leurs propres intérêts et à ceux des régimes minoritaires qui servent leurs intérêts, y compris Israël. » Que le lobby existe ou non, selon lui, ne changerait que l’intensité ou le détail de la politique américaine au Proche-Orient, pas sa substance .
Malgré son ton souvent diplomatique, le rapport Baker-Hamilton dresse un bilan accablant de la politique de l’administration Bush et appelle à de nouvelles orientations, notamment à l’ouverture d’un dialogue entre Washington, l’Iran et la Syrie et à un retrait substantiel des troupes américaines à partir du début 2008..
Mais le président Bush est-il prêt à tirer toutes les conséquences de son échec ? S’il est encore trop tôt pour le dire, cela apparaît peu probable. Convaincu d’être dans le cours d’une guerre mondiale, le président américain ne semble pas vouloir changer de cap. Les réactions plus que prudentes de la Maison Blanche à la suite du rapport, les critiques portées par plusieurs de ses proches, dont la secrétaire d’Etat Mme Conoleezza Rice, l’offensive des néo-conservateurs, les pressions israéliennes comme l’apathie européenne ne garantissent pas un changement de cap.
Certes, l’idée d’exportation de la démocratie semble battue en brèche. Mais les principaux « bénéficiaires » de cette inflexion sont les régimes arabes alliés aux Etats-Unis. La poussé des Frères musulmans aux élections législatives égyptiennes et la victoire du Hamas aux élections de janvier 2006 du Conseil législatif ont entraîné un abandon des pressions sur les régimes « modérés » pour obtenir leur démocratisation.
En revanche, l’Iran et la Syrie restent dans la ligne de mire de Washington et l’on peut se demander si le président Bush a vraiment abandonné l’idée d’une attaque contre l’Iran.
Dès l’automne 2006, plusieurs journaux se firent l’écho de rumeurs de guerre contre l’Iran, de mouvements de navires américains vers le Golfe. S’agissait-il de ballons d’essai ? de tentatives de faire pression sur l’Iran pour l’amener à négocier ? Il est toujours difficile de faire la part des choses.
Les élections ont-elles éloigné cette perspective ? Interrogé au mois de décembre 2006 devant le congrès pour sa nomination au poste de secrétaire à la défense, Robert Gates affirmait : « Je pense qu’une action militaire contre l’Iran devrait être effectuée seulement en dernier ressort ; que quel que soit nos problèmes avec l’Iran, notre premier choix devrait être la diplomatie et de travailler avec nos alliés pour tenter de résoudre les problèmes que nous posent l’Iran. Nous avons vu avec l’Irak qu’une fois que la guerre commence, elle devient imprévisible. Et je pense que les conséquences d’un conflit, d’un conflit militaire avec l’Iran pourrait être dramatique. Et donc je mettrai en garde contre une action militaire, à moins que ce ne soit en dernier ressort et si nous pensons que nos intérêts vitaux sont menacés. » Mais la décision finale sera prise par le président Bush et il est à craindre qu’elle soit dictée par sa vision de la guerre mondiale contre le fascisme islamique.
Pourtant, le président Bush renoncera-t-il à une attaque contre l’Iran ? Dans étude publiée, dans le cadre de la Century Foundation et intitulée The End of the “Summer of Diplomacy”. Assessing U. S. Military Options , Sam Gardiner, un colonel de l’armée de l’air à la retraite, analyse la logique de ceux qui, au sein de l’administration américaine, soutiennent une telle option. Et son constat final est sans appel : rien ne pourra les dissuader. Pour eux, écrit-il, il y a « sept vérités » :
« l’Iran développe des armes de destruction massive (et le plus probablement c’est vrai) ; l’Iran ignore la communauté internationale (vrai) ; l’Iran appuie le Hezbollah et le terrorisme (vrai) ; L’Iran s’engage de plus en plus en Irak et commence à être engagé en Afghanistan (vrai) ; Le peuple iranien veut un changement de régime (le plus probable une appréciation exagérée) ; les sanctions ne fonctionneront pas (le plus probable c’est que c’est vrai) ; on ne peut pas négocier avec ces gens (ce n’est pas prouvé) » « Si vous croyez, poursuit le colonel, que ces sept points sont vrais, on peut comprendre pourquoi l’administration américaine est proche de penser qu’elle n’a plus qu’une seule option, l’option militaire. » Et si « cette attaque est inévitable alors le plus tôt sera le mieux »
Le rapport confirme aussi les rumeurs que des commandos américains ont commencé à travailler à l’intérieur même de l’Iran dès l’été 2004. Ces commandos n’ont pas seulement pour but de poser des détecteurs de radio-activité, mais aussi d’établir des contact avec des minorités ethniques, notamment au Baloutchistan Ce jeu avec les minorités ethniques, semble à l’administration un des moyens pour amener la chute du régime de Téhéran, sans avoir à engager des troupes terrestres.
Scénario catastrophe ? Le bilan de la présidence Bush ne permet pas toutefois de l’écarter. Même si tous les observateurs restent convaincus qu’une telle aventure contribuerait à la multiplication des conflits dans une région déjà explosive du monde.
La politique américaine de l’administration Bush avait suscité, en Europe, une grande inquiétude, notamment lors de la crise irakienne de 2003. A l’époque, Paris semblait prenait la tête d’une fronde antiaméricaine qui mobilisait l’écrasante majorité de l’opinion mondiale et des Etats aussi divers que l’Allemagne, le Vatican, la Belgique, le Mexique ou l’Indonésie. Le président Jacques Chirac pouvait se prévaloir d’avoir, par ses prises de position, évité que la guerre d’Irak se transforme en « guerre des civilisations ».
Quatre ans plus tard, le « monde occidental » paraît avoir retrouvé son unité. Pressions contre l’Iran et contre la Syrie, lutte contre le terrorisme, normalisation en Irak, sanctions contre le gouvernement palestinien démocratiquement élu. Sur tous ces dossiers, Paris, Washington et l’Union européenne marchent côte à côte..
La crise iranienne conforte ce rapprochement. Ses ingrédients ne sont pas sans rappeler ceux qui ont rendu possible la guerre d’Irak : un programme d’armes de destruction massive « clandestin » ; un pays appartenant à l’« axe du Mal » ; un enjeu pétrolier considérable... Mais, cette fois, la France et l’Union européenne se retrouvent aux côtés des Américains.
Si l’inquiétude à Paris sur l’avenir de toute l’architecture du désarmement et notamment le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) est réelle – le Proche-Orient est voisin de l’Europe –, le chef de l’Etat français a vu dans le dossier iranien l’occasion de rétablir ses relations avec la Maison Blanche, mises à mal au printemps 2003. C’est d’ailleurs à ce moment-là que, avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France s’engage plus activement auprès de Téhéran. Les trois pays européens – ce que l’on appellera l’UE-3 – obtiennent même le 21 octobre 2003 une suspension provisoire par Téhéran de ses activités d’enrichissement d’uranium, pourtant légales. Mais les responsables iraniens insistent sur leur « droit inaliénable » à la maîtrise de la filière nucléaire. Le 18 décembre 2003, pour prouver sa bonne volonté, Téhéran signe le protocole additionnel au TNP permettant à l’AIEA d’organiser des inspections inopinées et complètes sur ses sites nucléaires.
Dans un premier temps, Washington se montre réticent devant ces démarches. Au début 2005 toutefois, avec l’arrivée de Mme Condoleezza Rice au secrétariat d’Etat et les difficultés croissantes en Irak, l’administration décide de jouer la carte européenne. Le tournant se concrétise à Bruxelles, en février 2005, lors de la visite du président George W. Bush. L’Union européenne obtient le soutien de Washington dans son dialogue avec l’Iran. L’administration américaine décroche, en échange, un droit de regard sur les propositions européennes : aucun enrichissement d’uranium, même expérimental, ne sera autorisé à Téhéran.
Malgré les déclarations irresponsables de M. Ahmadinejad contre Israël, les ambitions et les craintes de l’Iran relèvent d’une certaine rationalité. Héritier d’un empire, fier de son histoire, il aspire à jouer un rôle régional. Ce pays n’oublie pas les multiples ingérences dont il a été la victime, du renversement du premier ministre Mohammad Mossadegh en 1953, par un coup d’Etat fomenté par la Central Intelligence Agency (CIA), jusqu’à l’invasion irakienne en 1980. Lors de cette guerre, Bagdad n’avait pas hésité à employer des armes de destruction massive (chimiques) sans qu’aucun gouvernement occidental ait réellement protesté, au contraire... Paris et Washington n’ont pas ménagé leur soutien, y compris militaire, au président Hussein. Les tentatives de déstabilisation continuent encore, avec le vote en 2006 par le Congrès américain de 75 millions de dollars d’aide à l’opposition iranienne. Est-il étonnant que Téhéran cherche, au-delà de la question nucléaire, des garanties de sécurité ? Mais la France, en voulant à tout prix obtenir le soutien de Washington, n’a-t-elle pas laissé au président Bush un droit de veto sur toute négociation ?
La France a-t-elle changé de politique au Proche-Orient depuis l’époque où les discours de son ministre des affaires étrangères, M. de Villepin, contre la guerre en Irak soulevaient des salves d’applaudissements au siège des Nations unies ? La « brouille irakienne » semble bien loin, et pourtant elle est restée à l’esprit des décideurs français, effrayés par leur propre audace. Appuyée par l’écrasante majorité de l’opinion, la position de Paris contre la guerre en Irak se heurtait à une tradition d’amitié et de coopération avec les Etats-Unis que le gaullisme lui-même avait maintenue. D’autres intérêts étaient aussi en jeu. La France a besoin de Washington dans toute une série de domaines, aussi bien pour obtenir la construction de l’International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER), réacteur expérimental de fusion nucléaire. à Cadarache plutôt qu’au Japon que pour donner la couverture des Nations unies à notre politique en Côte d’Ivoire.
Il est sûr que le « french bashing » a eu des répercussions sur les relations bilatérales, notamment dans les domaines économique et militaire. Aucun appareil américain n’a participé au salon aéronautique du Bourget, en juin 2003, et le ministre de la défense américain a exclu la France des manœuvres militaires aériennes « Red Flag » en 2004. Décideurs, hommes et femmes d’affaires, certains diplomates ont écrit directement au président de la République et l’ont mis en garde contre d’éventuelles rétorsions. Tout ce que le « parti proaméricain » compte d’adeptes dans les plus hautes sphères politiques et économiques s’est agité.
Paris a cherché à renouer les fils. Dès le 30 avril 2003, M. de Villepin déclarait, en réponse à un député : « L’Europe et les Etats-Unis ont naturellement des responsabilités particulières. (...) Ce partenariat pourra trouver toute son efficacité dans l’action, [notamment au] Moyen-Orient, pour assurer la stabilité et la paix en Irak, et relancer le processus de paix au Proche-Orient. Il faut aussi combattre ensemble les deux plus grands fléaux de notre temps : le terrorisme et la prolifération. »
Paris a cherché aussi à tourner la page de l’Irak. La France mène, durant de longs mois, une bataille difficile à l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle a obtenu un calendrier politique précis et a prôné qu’un rôle important soit confié à l’ONU. Les Etats-Unis ont accepté que des élections se tiennent avant la rédaction de la Constitution et ont accéléré le « transfert de souveraineté » aux Irakiens. En échange, la France a pris acte de la présence américaine – les forces de la « coalition » deviennent une « force multinationale » avalisée par le Conseil de sécurité – et a nommé un ambassadeur à Bagdad. Désormais, la France est muette sur l’Irak.
Le dossier libanais, géré directement par Jacques Chirac, a été l’autre élément de rapprochement franco-américain. L’intervention du président français tient moins d’une analyse politique que de ses relations personnelles et anciennes avec l’ancien premier ministre Rafic Hariri, qui expliquent le tournant à 180 degrés de la France. Le président français avait, en effet, intronisé M. Bachar Al-Assad, alors qu’il n’était encore qu’en position d’héritier ; assisté aux funérailles de son père ; expliqué que le départ des troupes syriennes du Liban ne pourrait avoir lieu que dans le cadre d’un règlement plus large du conflit du Proche-Orient. Dès le printemps 2004 pourtant, il se fait le parrain, auprès des Etats-Unis, de la « démocratie libanaise ».
La Maison Blanche voit le parti qu’elle peut tirer des propositions françaises, notamment pour accentuer la pression sur le régime syrien, accusé de ne pas collaborer dans la lutte contre l’insurrection irakienne. La prolongation, en septembre 2004, du mandat du président libanais Emile Lahoud pour trois ans sert de prétexte à l’adoption de la résolution 1559 du Conseil de sécurité, dont les grandes lignes ont été rédigées par Hariri lui-même, et qui réclame le retrait des troupes syriennes du Liban et le désarmement des milices, notamment du Hezbollah. Le 14 février 2005, Hariri est assassiné, et les troupes syriennes sont contraintes de se retirer du Liban, le 27 avril 2005. Pourtant, malgré les succès initiaux, cette politique franco-américaine s’enlise : la guerre des 33 jours a montré l’incapacité de Paris et Washington à défendre leur allié, le gouvernement pro-occidental de Fouad Siniora. Le Hezbollah sort renforcé de son affrontement avec l’armée israélienne, et avec ses alliés il représente désormais au moins la moitié de la population libanaise. Les grandes manifestations organisées par lui et son allié chrétien Michel Aoun ont été un immense succès et un sérieux coup de semonce aux Etats-Unis et à la France, d’autant que la participation des troupes françaises à la Finul rend, d’une certaine manière, Paris otage du Hezbollah dans le sud du Liban.
La France a aussi considérablement évolué sur le dossier israélo-palestinien. Comme le remarquait Mme Tzipi Livni, la ministre des affaires étrangères israéliennes, à l’occasion de sa visite à Paris, le 1er mars 2006, est temps qu’Israël « change de disque en ce qui concerne les relations avec la France. (…) Les Français prennent de bonnes positions. Ils luttent contre le projet nucléaire iranien, contre le Hezbollah au Liban Sud et restent fermes face au Hamas. Que pouvons-nous espérer de plus ? ».
Paris adopte désormais une position plus « équilibrée ». Même sur l’érection du mur de séparation, pourtant condamnée par la Cour internationale de justice et par les Nations unies, M. Douste-Blazy se fait « équilibré » : « Personne ne peut vouloir un mur entre les deux peuples. Mais en même temps, les Israéliens vous disent que ça a diminué de 80 % le nombre d’attentats…. (…) Donc je ne suis pas pour la barrière de séparation a priori évidemment, comme personne, même pas eux les Israéliens, sic !. Mais là, il y a des résultats déjà vis-à-vis des terroristes . »
L’élection au Conseil législatif palestinien d’une majorité de députés du Hamas en janvier 2006, entraîne une réaction unanime de la France et de ses partenaires de l’Union européenne. Trois demandes sont formulées aux nouvelles autorités : reconnaître Israël ; renoncer au terrorisme ; entériner les accords d’Oslo. Mais ces exigences ne devraient-elles pas être adressées aux deux parties ? Après tout, le gouvernement israélien poursuit ses assassinats « ciblés », se livre à des bombardements contre la population civile qui relèvent du terrorisme d’Etat, accélère la colonisation (que la charte du Tribunal pénal international définit comme un « crime de guerre ») et refuse la création d’un Etat palestinien dans les frontières fixées par le droit international.
Cet infléchissement de la politique française à l’égard des Palestiniens s’est accompagné d’un renforcement sans précédent des relations avec Israël. C’est M. Dominique de Villepin, à peine arrivé au Quai d’Orsay, au printemps 2002, qui en prend l’initiative. Dès juillet, un groupe de haut niveau, présidé conjointement par M. Yehuda Lancry, un ancien ambassadeur israélien à Paris et David Khayat, cancérologue, ami personnel de M. de Villepin, se met en place. Personne n’y croit vraiment, et pourtant… Un relevé de conclusions est établi à Paris le 16 septembre 2003. Il débouche sur un colloque entre intellectuels, un forum franco-israélien des villes jumelées, un haut conseil scientifique et un forum franco-israélien pour la jeunesse, ainsi que la mise en place de l’association de préfiguration de la fondation France-Israël. A la mi-mai 2006 s’ouvre une grande saison française en Israël. La coopération économique, et même militaire, s’intensifie .
Ce dégel s’accompagne du resserrement des relations politiques. A l’automne 2003, quand M. Chirac choisit M. Gérard Araud comme ambassadeur en Israël, le nouveau représentant reçoit des instructions très claires : restaurer les relations avec Tel-Aviv. Il y faudra un peu de temps, quelques secousses, mais la visite de M. Ariel Sharon à Paris en juillet 2005 confirme qu’une nouvelle page est ouverte. La mort de Yasser Arafat, en novembre 2004, a levé le dernier obstacle. Désormais, à Paris, on oublie la Palestine.
Dans cet infléchissement, la volonté de se rapprocher des Etats-Unis qui lancent une grande campagne dès 2002 sur « la France, pays antisémite » a aussi lourdement pesé. Les dirigeants et les responsables de plusieurs partis politiques vont chercher à se dédouaner et à obtenir la caution des grandes organisations juives américaines. Lors de son voyage à New York, en septembre 2003, le président Jacques Chirac se fait accompagner par les représentants d’organisations juives françaises pour rencontrer leurs homologues américaines. Et le ministre de l’intérieur, principal candidat de la droite à l’élection présidentielle du printemps 2007, ne le cache pas : il se définit comme un « ami d’Israël » et un de ses principaux conseillers le définissait comme « le candidat naturel des juifs de France ». .Nicols Sarkozy évoquait le combat commun menés par « nos soldats » en 1956, lors de la triste expédition coloniale contre l’Egypte de Nasser et pour « récupérer » le canal de Suez, combat qui se poursuit grâce à l’action « de nos services de renseignement »…. Son arrivée à la tête de l’Etat confirmerait sans aucun doute un tournant dans la politique française.
Dans ces conditions, et alors que l’Union européenne est en plein désarroi institutionnel du fait du rejet par la France et les Pays-Bas du projet de constitution européenne, il n’est pas étonnant que le poids européen sur le dossier palestinien ait été réduit à presque rien.
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